Chapitre 5 – « Calme-toi, le jeune ! »

Au tout début de la saison 1971, Carl est attiré comme par un aimant par cette véritable Mecque qu’est le Mini-Putt Jean-Talon de Jean Benoît. C’est là que se jouent tous les tournois majeurs, donc il doit absolument y aller s’il veut espérer remporter des bourses intéressantes. Sûr de son talent, il a déjà dit à son oncle qu’il ne travaillerait pas pour lui au salon de quilles cette année.

À son tout premier tournoi au Jean-Talon, Carl arrive une heure avant le début de la compétition en raison de l’horaire des transports publics. Parti de Lachine très tôt le matin, il a dû prendre deux correspondances, donc trois autobus, avec son putter à la main et des balles de golf dans les poches.

Déjà, le terrain grouille de joueurs, qui pratiquent sans cesse les trente-six trous des deux parcours Mini. Carl les trouve un peu stupides : les parcours sont censés être identiques d’un terrain à l’autre, et il s’est pratiqué plusieurs heures à Lachine dans les semaines précédentes. Pourquoi est-ce que ces gens ne l’ont pas fait chez eux ? Il entrevoit déjà une victoire facile.

Disposition du Mini-Putt Jean-Talon, fondé par Jean Benoît et qui a accueilli les compétitions sur ses deux parcours Mini. Le parcours jaune en bas à droite était utilisé à la fois pour les tournois et les enregistrements télés, tandis que l’orange en haut à gauche servait uniquement lors des tournois en raison du mur du salon de quilles, qui aurait nui au positionnement des caméras.

L’estomac dans les talons, il va se sustenter de hot-dogs et de frites au casse-croûte du salon de quilles Le Boulevard, tout juste à côté. Il rit en cachette de s’imaginer les joueurs qui se font cuire au soleil de l’autre côté du mur pendant qu’il mange calmement son dîner au frais en écoutant le doux son des quilles qui s’abattent et que, pour une rare fois, quelqu’un d’autre que lui s’éreinte à remettre en position.

Carl ressort du salon de quilles, puis va s’inscrire à l’accueil. Il essaie de compter ses adversaires, mais c’est peine perdue : ils sont deux cent cinquante à avoir répondu à l’appel ce matin-là !

On appelle son départ. Il est jumelé à trois joueurs inconnus, dont un certain Gilles Bussières. Par un curieux hasard, c’est Carl qui joue le premier. Il se remémore la clé du trou d’un coup au premier trou à Lachine : une bonne vitesse pour frapper la bande de fond et revenir à la coupe par le retour arrière.

Carl recule son putter, puis l’avance rapidement. Il sent que la vitesse est bonne. Quand la balle frappera la bande de fond, elle reviendra lentement au trou, car l’impact l’aura ralentie. Les bandes de son Mini-Putt local sont en bois, donc il faut mettre beaucoup de vitesse pour que la balle revienne bien.

Les bandes du Jean-Talon sont en aluminium.

« BOOONNNG ! »

Sa balle frappe la bande de fond, puis revient vers lui aussi vite qu’elle est arrivée et sort du jeu alors qu’il n’a même pas le temps de réaliser ce qui s’est passé.

Coup de pénalité.

Gilles Bussières l’observe d’un œil impassible : encore un jeune qui pense qu’il sait jouer !

Carl se dit qu’il a sûrement frappé un peu trop fort à cause de sa nervosité. Après tout, il gagne presque tous les tournois à Lachine, donc il maîtrise clairement le jeu. Il replace sa balle d’où elle est sortie, puis la frappe avec un peu moins de vitesse.

« BOOONNNG ! » Même résultat.

Rouge tomate, Carl met tout juste assez de vitesse pour que sa balle se rende au trou. Victime de la déviation du terrain, il se retrouve dans le coin gauche du jeu, bien à l’écart de la cible.

Il termine finalement son tout premier trou en compétition au Jean-Talon avec un pointage de six, un exécrable quadruple bogey.

Toujours aussi discret et efficace, Gilles Bussières joue la vitesse parfaite et réussit le trou d’un coup.

Sur tous les trous suivants qui exigent un rebond sur une bande, Carl utilise ses cotes de vitesses de Lachine, avec des résultats plus désastreux les uns que les autres. Alors qu’il joue un pointage de 28 en moyenne par partie à son terrain local, il termine le premier neuf trous du Jean-Talon avec 41.

Sagace, Gilles tente de rassurer Carl : « Calme-toi, le jeune ! Joue moins fort et prends ton temps. »

Carl se dit : « Jouer moins fort : OK. Prendre mon temps : Non. J’en ai assez. »

Avec son total de coups plus que médiocre, il sait qu’il n’a aucune chance au tableau des vainqueurs. Il termine ses deux premières parties, puis se fait recaler au reclassement, car on conserve uniquement les cent vingt-cinq meilleurs joueurs pour jouer les deux suivantes. Rageur, il se rend à l’arrêt d’autobus pour retourner chez lui.

Il vient d’apprendre à la dure qu’avec le talent en présence, il doit pratiquer chaque terrain pendant plusieurs heures pour en comprendre toutes les particularités. Alors qu’il remportait des tournois avec Suzanne aux terrains de Lachine, de Lasalle et de Verdun grâce à l’inexpérience des autres participants, le niveau de jeu est beaucoup plus relevé au Jean-Talon. Ce terrain reçoit en effet la crème de tous les joueurs de la province, pas des gens qui n’ont jamais tenu un putter…


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